Des rosés colorés et vineux ? Impensable aujourd’hui, à quelques exceptions près, par exemple à Tavel ou à Bandol. Et pourtant, c’est ainsi que les consommateurs les appréciaient jusqu’au milieu des années 1980. À l’initiative d’une vigneronne courageuse et dynamique, les canons de ce vin emblématique de la Provence allaient durablement changer. Nous sommes en 1985. En visite au Château Haut-Brion, premier cru classé de péssac-léognan, Régine Sumeire, propriétaire du Château Barbeyrolles à Gassin en côtes-de-provence, y découvre un pressoir d’un genre nouveau qui lui donne l’idée de faire un pressurage en blanc de grenache rouge dès la vendange suivante.
Le résultat est surprenant, principalement au niveau de la couleur mais aussi de la palette aromatique. Le jus qui coule du pressoir est à peine voilé, diaphane. L’essai est modeste, 6000 bouteilles de vendange 1985, mais le succès est immédiat sur la Presqu’île de Saint- Tropez. D’autant que ce rosé bénéficie d’un nom de baptême sur-mesure, “Pétale de Rose“, soufflé par une amie de la famille. C’est alors une petite révolution dans l’univers ultra-conservateur du vin, plus particulièrement celui des vins rosés de l’époque, colorés, puissants et vineux, car souvent vinifiés par défaut à partir de cuves destinées à produire des vins rouges.
La conquête de l’Amérique
Encouragée par le succès commercial, Régine Sumeire enchaîne les millésimes suivants, affirmant le style de ses cuvées et entrainant petit à petit dans son sillage l’ensemble des acteurs de la région avant de faire définitivement basculer l’ensemble de la filière au tournant du siècle. Pourtant, les réticences ne manquèrent pas dans sa région, à commencer par ses échanges conflictuels avec le Syndicat des vins côtes-de-provence qui avait la charge d’organiser les dégustations d’agrément. « Au début, c’est clair qu’on subissait un délit de sale gueule. Pour le syndicat comme pour l’Institut national de l’origine et de la qualité, mes vins étaient trop clairs. C’est ridicule, la couleur ne devrait pas être un objet de délit. Un jour j’ai exigé que l’on fasse la dégustation dans des verres noirs et la polémique s’est calmée. Par la suite est arrivée la mode des rosés clairs. »
Pour se faire connaître, elle lance avec quelques vignerons du cru la Route du Rosé en 1987, clin d’œil à la Route du Rhum : les vins étaient chargés sur de très beaux yachts à voile pour un trajet Saint-Tropez/Saint Barthélémy. Cela a permis notamment à la riche clientèle américaine de découvrir les rosés de Provence.
Aujourd’hui, si elle dirige toujours Château Barbeyrolles avec la même passion, c’est son neveu Pierre-François de Bernardi qui dirige l’autre propriété familiale, le Château La Tour de l’Evêque, avec au cœur des préoccupations la conversion à la biodynamie (acquise pour le premier, en cours pour le second). Comment voit-il l’avenir des rosés pâles ? “Les clients exigent des rosés clairs, c’est une réalité, c’est même une contrainte imposée par le marché. Pourtant, avec le millésime 2020, nous avons tenté une expérience mettant sur le marché une cuvée Kerberos, un rosé 100% syrah (c’est le cépage qui colore le plus sur les rosés), foncé et élevé en barrique.” Comme quoi, on ne devrait jamais rien s’interdire.
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